english | français
à part | tenir

Dialogue entre Raphael Zagury-Orly et Amihaï Melki  

R.- Amihaï, commençons par le plus évident, le titre, pourquoi appartenir ou plutôt à-part-tenir ?

A.- Si je devais le dire en deux mots alors je dirais les choses ainsi : ce titre « À part / tenir » tente peut-être de porter en lui les paradoxes qui m’habitent. Je suis à la fois d’ici et d’ailleurs, ancré et arraché, appartenant et des-appartenant. Or, je ne suis pas sûr d’avoir envie de choisir entre les deux, entre l’ici et l’ailleurs, l’appartenir donc et une certaine manière de se tenir à part. J’ai, pour ainsi dire, besoin des deux moments.


R. - Tu soulèves déjà, dans ton titre, la question de la maîtrise. Comme s’il y avait deux mains, pour employer cette formule de Jacques Derrida : La main qui tient, qui retient, qui manipule. La main qui prend, qui comprend - je « com-prends ». Cette main là présentifie, se rapporte au temps sur le mode du main-tenant et à l’espace sur le mode objectivant de la prise, de la maîtrise. La main du concept, du begriff en allemand, la main qui, pour ainsi dire, griffe, saisie, ramène à soi. On est jamais très loin d’une logique de la domination. Comme si cette main considérait que tout lui appartenait. L’autre main, celle qui laisse, caresse, plus proche d’un certain romantisme ou d’une certaine mystique : qui laisse être ou faire les choses, laisse être la nature, laisse être l’être. C’est la main qui accueille, qui appartient au monde, à l’autre avant de s’appartenir elle-même. Or comme toi je tends à penser qu’il ne faut pas nécessairement choisir entre les deux mains.

A. - Oui, je tiens - sans pouvoir réellement tenir quoi que ce soit - aux deux. De plus, je tente, tant bien que mal, de me tenir dans cet espace de l’entre-deux, entre la France et Israël, sans devoir, encore une fois, opter pour l’un ou l’autre, encore moins, pour l’un contre l’autre. Je me sens travaillé, habité par les deux instances, les deux mains comme tu dis.


R.- Ce que tu dis m’intéresse beaucoup. Et si cet espace dont tu parles était non seulement ce qui nous donnait aujourd’hui le plus à penser, mais aussi le plus à faire. Faire de l’Art j’entends bien-sûr. De la photographie. L’entre-deux en question ne serait-il pas aussi celui entre l’idée du retour et celle, disons, du détour. « Je veux revenir », moi aussi je veux appartenir. Mais ce qui m’intéresse dans ta démarche c’est le des-appartenir dans l’appartenir, à même ou au cœur de l’appartenir, l’arrachement qui arrive, pour ainsi dire, avec la volonté d’appartenir. Un certain mouvement à même le lieu me pousse en dehors, au dehors, à chaque fois que j’ai besoin, je veux, je cherche à appartenir. Comme si le retour s’accompagnait d’un détour infini, c’est dire d’une sorte d’arrachement. Comme si le chemin du retour – nécessaire et inévitable - prenait des détours et des détours à l’infini : détour dans le retour, l’autre dans le même, exil dans le lieu…

A.- Il y aurait une sorte de double appartenance en moi, une paradoxalité avec laquelle j’essaie de travailler ou plutôt qui œuvre dans mon travail. Quand je travaille en Israël mon regard est toujours porté pour ainsi dire – ce n’est donc pas moi qui porte simplement un regard -  par un certain ailleurs, appelons le français et spécifions aussitôt, mon ailleurs français. Inutile d’ajouter que lorsque je travaille en France, ce qui est certes plus rare ces dernières années, c’est l’ailleurs israélien qui vient guetter mon regard.


R.- Un ou des moments de suspension, d’arrachement – une sorte d’expérience de la perte, appelons-la ainsi - guettent toujours l’appartenance. Il y aurait une sorte de légitimité à vouloir revenir chez soi, à être chez soi, à être soi chez soi. Une volonté de volonté dirait le métaphysicien. Un quelque chose en nous qui veut nécessairement le retour. Le retour comme ce qui veut en nous. Quelque chose de bien plus fort que le simple choix. Quelque chose en nous veut et voudra toujours appartenir, s’identifier. Pouvoir dire, nous sommes nous-mêmes. Il ne s’agit donc jamais pour moi de condamner ce besoin d’appartenance. Mais ce qu’il faut maintenant penser, c’est ce moment qui fait, à même le mouvement de l’appartenance, qui fait donc, que ça se mette à des-appartenir. À un moment donné ça se décompose, se dénoyaute de l’intérieur, l’on sent une forme d’étrangéité par rapport au lieu dit «mien » ou «nôtre».
Il nous faut en quelque sorte penser ce double mouvement à la fois et simultanément. C’est ce que Levinas, je crois, appelle « l’autre dans le même ». Pas l’autre, l’exil, le déracinement simplement ou le même, le retour, l’identité simplement. Ni la condamnation ni la célébration de l’un ou de l’autre. Car après tout on peut difficilement réfléchir ou faire de la photo, sans identité, sans le lieu de la stabilité ou de la clarté mais on peut tout aussi difficilement, réfléchir ou faire de la photo sans altérité, sans le se tenir à part. Quand on pense, il y a un moment nécessaire de rassemblement. Il faut une loi, un horizon, bref, il faut l’identité, la structure du même. Mais il faut aussi l’autre, l’étrangéité si l’on veut. C’est «l’exil dans le lieu» qui appelle le travail de pensée. L’exil dans le même. C’est ça qui m’interpelle et que j’aime, cette tension-là, dans tes photos.

A.- Ce qui fait la paradoxalité ou la doubleté de la photo, de mes photos si j’ose dire, n’est pas tout-à-fait ma situation d’immigré en France ou en Israël mais le propre de l’exercice photographique. Je suis en tant que photographe toujours en dehors, en arrière ou à coté du cadre de la photo et en même temps dans le choix des limites, au plus près du cadrage, de la composition des photos, d’une certaine maîtrise. L’étrangéité n’est donc jamais simplement une affaire psychologique, sociologique ou anthropologique, jamais simplement une affaire personnelle.


R. – Oui et c’est sans doute pourquoi je me méfie terriblement de l’identité, c’est évident. Mais écoute, je me méfie aussi et tout autant du culte et de la sacralisation de l’exil. C’est ça qu’il faut penser.


Raphael Zagury-Orly , philosophe, enseigne la philosophie à l'école des Beaux-Arts Betzalel, Jérusalem.

copyright | mentions legales