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TEL AVIV A VIF

Tel Aviv a juste cent ans. Ville de passions, ville de créations, animée d’un mouvement perpétuel,
Tel Aviv, la grouillante, la palpitante, surfe sur  la moiteur des langueurs méditerranéennes .Elle impose l’image de son sky-line ,muraille de gratte-ciel ourlée d’écume ,sentinelle posée entre l’orient et l’occident. Pourtant, il existe une autre Tel-Aviv. Ecrasée de soleil, tapie dans l’ombre, Tel-Aviv, la secrète, la silencieuse cache la  profondeur de ses énigmes et l’éternité de ses questions. C’est cette Tel Aviv là qui est celle d’Alec.

Dans ses tableaux, la ville aligne ses rues vides et ses façades closes. Ici circule une voiture, là se dessine la silhouette de quelque rare passant. Des ombres soulignent la crudité de la lumière. Sous son intensité, le bleu du ciel vire au blanc. Parfois, envahi par la poussière du hamsin, le vent du désert, il vire au jaune. Les perspectives fuient, s’entrecroisent : ligne de fuite lointaine, coupure d’une voie transversale. Un panneau « sens interdit » impose au regard qu’il se détourne, vers un coin de rue grise ou un coin de mer intensément bleu. L’ocre et le jaune corrigent la pâleur du béton. Parfois intervient un bleu incongru, un rouge violent ou violacé. Ils forcent à regarder mieux, à tenter de percer le mystère des persiennes fermées, des magasins masqués sous leur store baissé. Ou bien c’est un palmier d’un vert éclatant en haut d’un escalier, une voiture à la carrosserie criarde et surchauffée ou encore une autre voiture encapuchonnée dans une housse fantomatique. L’une d’elle est jaune citron - clin d’œil à une autre série de peintures d’Alec ? C’est aussi la surprise d’un cheval rouge qui stationne son fiacre à l’ombre d’une rue. Les maisons qui ne peuvent être que des maisons de Tel Aviv sont saisies frontalement ou bien se prêtent à un regard qui se meut en un long travelling. Elles offrent la rectitude de leurs lignes verticales, l’arrondi de leurs lignes horizontales ou la simplicité de leurs formes cubiques. Leurs façades trouées de fenêtres sombres s’ouvrent sur des intérieurs dont nous ne saurons rien. Nous n’en saurons pas plus du mystère de la déchirure d’images photographiques en noir et blanc, qui trouent les couleurs de la peinture. Ou de celui de ces tissus à carreaux qui enveloppent la vue, la couvrent et la découvrent, la masquent en partie de leurs plis comme pour laisser le temps d’en apprécier les secrets.

Et puis, il y a ces arbres tordus, venus d’ailleurs, qui trouent l’asphalte meurtri. Alec les noue en nœuds tortueux, monstrueux, impossibles à démêler. Des formes hagardes transparaissent dans l’ocre brun du bois, dans ses veines saillantes, ses creux purulents. Ils suintent une vitalité proche de la putréfaction. Ces arbres prennent racine dans le printemps de la colline de Tel Aviv. Leur baroque délirant s’inscrit sur la structure rectiligne des bâtiments du Bauhaus et des buildings et oppose ses lignes torturées à leurs lignes épurées. Ils sont d’autres  sentinelles hallucinées, cachées, d’une ville brûlée de soleil.

C’est qu’il y a de l’énigme dans le Tel Aviv d’Alec. Il y a l’énigme de son enfance au coin de la rue Mapu, des formes et des couleurs qu’il peignit dès l’âge de dix ans .Celle de la maison familiale, vite encombrée des tableaux et de leur papier d’emballage. Celle de  la boutique de journaux, longtemps tenue par sa mère. Est-ce là l’origine des papiers noircis comme de vieilles photos qui pénètrent ses tableaux, des tissus à carreaux qui mêlent leurs plis en une trame mal dégrossie ? Il y a l’énigme  de ce vide des rues, de ces arbres torturés qui pourraient être nés dans une jungle touffue et qu’il a su rencontrer.
Enfant de Tel-Aviv, Alec est aussi un « piéton » de Paris où il vit depuis tant d’années. Moineau de la ville au regard perçant et aigu, il en sillonne souvent les rues. Et pourtant dans la lumière grise des longues journées d’hiver, ce n’est pas Paris qu’il peint, c’est Tel Aviv et sa lumière, son vide mystérieux.
Un Tel Aviv qui est à lui, qu’il  nous restitue de sa facture inimitable et qu’il nous offre en partage.

Pierre Weibel

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